DINER-DEBAT

avec

Madame Marion GUILLOU

X73, Présidente de l’institut agronomique, vétérinaire et forestier de France
Jeudi 28 septembre 2023
" Résilience et souveraineté alimentaire, comment nourrir 9 milliards d'êtres humains ? "
 
Marion Guillou, diplômée de l’Ecole Polytechnique (X73) et de l’École nationale du génie rural, des eaux et des forêts, docteure en physico-chimie des bio-transformations, a été Conseillère d'état en service extra-ordinaire. Elle a été Présidente directrice générale de l'INRA (2004-2012), puis présidente d'Agreenium, l’institut agronomique, vétérinaire et forestier de France, jusqu’en 2020. Elle est aujourd’hui vice-présidente de l'Académie d'Agriculture de France, administratrice de centres internationaux de recherche agricole et membre du Haut conseil pour le climat. Elle avait auparavant géré les crises sanitaires (maladie de la vache folle, listeria,..) en tant que directrice générale de l'Alimentation (1996-2000) au ministère de l'agriculture et de l’alimentation, et proposé une nouvelle organisation de la sécurité alimentaire française (loi de 1999 sur la sécurité alimentaire). De 2008 à 2013, elle a présidé le conseil d'administration de l'École polytechnique.

La crise sanitaire, la guerre en Ukraine et le dérèglement climatique, avec notamment la pénurie d'eau, impactent les circuits des produits agricoles et annoncent de possibles pénuries alimentaires, notamment dans les pays émergents et en développement. Des comportements de stockage préventif ou spéculatifs peuvent aggraver la pénurie, et induire des fluctuations incontrôlées des prix, qui atteignent déjà des niveaux difficilement supportables pour certaines populations.

Quelle est la réalité de ces pénuries annoncées ? Comment y faire face et préserver la souveraineté alimentaire des Etats ? Comment nourrir aujourd'hui 67 millions de Français alors que nos agriculteurs sont trois fois moins nombreux que dans les années 70, et demain 9 milliard d'humains sur la planète? Quelles solutions face à la sécheresse, au gaspillage, l'interdiction des néonicotinoïdes et dans le respect des ressources et de l'environnement ? Comment les acteurs concernés peuvent-ils s'organiser pour assurer la résilience alimentaire ?

Le thème de ce diner-débat pourra alimenter la réflexion de la mission 2023 de la FNEP qui travaille sur "Souverainetés et résilience - anticiper les prochaines pénuries".

Maison des Polytechniciens, Paris 7

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Compte-rendu

Marion Guillou est polytechnicienne (X73), ingénieure générale du génie rural, des eaux et des forêts, spécialiste de la sécurité alimentaire mondiale. Elle est engagée dans des instances internationales de recherche agronomique. Elle a notamment été présidente-directrice générale de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) de 2004 à 2012. Elle est aujourd’hui membre, entre-autre, du Haut Conseil pour le Climat, créé en 2018 et placé auprès du Premier ministre, et vice-présidente de l’Académie d’agriculture de France. De 2008 à 2013, elle a assuré aussi la charge de présidente du conseil d'administration de l'École Polytechnique.

La macroanalyse de l’alimentation future présentée par Marion Guillou est fondée sur la prospective Agrimonde conduite par l’INRA entre 2006 et 2009, en collaboration avec le Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour les pays du Sud (CIRAD) puis actualisée à travers des exercices ciblés comme Agrimonde-Terra. Elle part de l’hypothèse d’une population terrestre de 9 milliards d’habitants en 2050. Les études actuelles donneraient plutôt une évaluation de 9,7 milliards, sans en affecter les conclusions. L’enjeu est de pouvoir nourrir cette population de manière durable. Pour la première fois, l’alimentation est considérée comme un système pluridimensionnel qui couvre l’énergie, au travers de la biomasse, les facteurs environnementaux, l’agriculture, le contexte économique et la santé. Une analyse réactualisée prendrait plus en compte le comportement climatique, mais cette étude reste essentiellement valide. En termes de méthodologie, la prospective nécessite de voir d’où l’on vient et donc les évolutions passées ont d’abord été examinées. Deux périodes ont donc été considérées : 1960 – 2000 et 2000 – 2050.

De 1960 à nos jours, une pression alimentaire qui s’accroît, mais la faim qui recule

Sur la période 1960-2000, le nombre de personnes sous alimentées a diminué pour atteindre 700 millions de personnes. Celles-ci avaient faim, non pas en raison du manque de nourriture produite au niveau mondial, mais plus à cause des difficultés d’accès physique aux ressources (conflit, inondations), ou d’accès économique comme l’avait déjà bien décrit Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998.

La pression sur l’environnement est beaucoup plus intense qu’en 1960 et elle n’a jamais été aussi forte sur la planète, avec une croissance constante de la population. Tout ce qui va être décidé pour demain doit être pensé dans ce contexte de sollicitation importante des milieux naturels.

Cependant, la faim n’a cessé de décroitre de 1960 à 2000, car alors que la population était multipliée par deux, la production agricole était multipliée par 2,4.

Les besoins physiologiques étant en moyenne de 2200 kcal/personne et par jour, avec une tendance à la décroissance en raison de la sédentarité, cela nécessite l’accès à 3000 kcal/personne/jour, en raison d’une perte d’environ 800 kcal/personne/j dans les épluchures, gaspillages et autres déchets. Or, nous disposons, dans le monde occidental de plus que nécessaire, avec une moyenne de 4800 kcal/personne/j aux USA et de 4100 kcal/personne/j dans l’OCDE.

Rendre l’alimentation durable et satisfaire les besoins futurs

Sur la période 2000-2050, le scénario « business as usual » basé sur la prolongation des tendances actuelles en demandes alimentaires est intenable. L’étude a donc cherché à construire un autre scénario, durable, c’est le scénario Agrimonde. Cela repose sur un certain nombre de conditions :
- la modération des régimes alimentaires. Le scénario Agrimonde pose que chaque habitant de la planète a accès à 3000 kcal/personne/j dont 500 kcal/personne/j provenant d’aliments d’origine animale,
- la réduction des pertes et des gaspillages, qui selon la FAO représentent 30 % des ressources, et de manière plus réaliste environ 157 kg par européen et par an,
- la garantie des échanges entre les pays.

La solution aujourd’hui n’est plus seulement d’éviter les barrières à l’entrée, comme le préconise l’OMC. Elle est plutôt de réduire les barrières à la sortie, comme celles décidées par l’Inde qui refuse d’exporter son riz pendant des périodes de tension sur la production avec des conséquences mondiales sur la montée des prix. Or le triptyque blé, riz, maïs nourrit la plus grande partie de l’humanité. Le Moyen-Orient et certaines parties de l’Afrique ne seront jamais autosuffisants du point de vue alimentaire, donc il est important que les échanges existent, au niveau mondial ou par grandes régions du monde.

En ce qui concerne la France et l’Europe, deux niveaux sont à considérer : la Commission Européenne, acteur de l’ouverture de l’Europe aux importations, et les États membres, gestionnaires des échanges à l’exportation. La PAC (Politique Agricole Commune) de 1962 a permis l’expansion de la production agricole européenne, mais la COVID a bouleversé la vision des choses. En affectant la libre circulation elle a accéléré la fragmentation.

De l’importance de la maitrise des échanges et de la réduction des dépendances

Le Conseil d’analyse économique a effectué une analyse des circuits d’échange, et a identifié les dépendances « critiques » qualifiées ainsi lorsque les importations viennent de quelques pays, pas toujours stables ou amicaux, par exemple les acides aminés pour l’alimentation des animaux. Donc même si la souveraineté alimentaire de la France et de l’Europe est globalement assurée, trois à quatre sujets méritent une attention particulière pour le développement d’une politique industrielle.

La France est très importatrice de protéines végétales et subit une perte de compétitivité. Elle importe 20% de son alimentation dont la plus grande partie vient des autres pays européens. La France est ainsi importatrice de viandes et principalement de volailles, en raison notamment du niveau bas du prix de la volaille importée. Les contraintes d’affichage moindre dans la restauration hors domicile favorisent la part des importations alimentaires dans ce secteur de la restauration collective ou industrielle.

On constate, en outre, une augmentation de la volatilité des prix due à :
- des marchés spéculatifs;
- l’essor des biocarburants ( obtenus à partir de maïs, blé, colza), ce qui induit un lien entre les prix de l’alimentaire et les prix de l’énergie ;
- la dimension géopolitique des stocks agricoles, qui conduit à ne pas connaître les quantités de stocks dans certains pays. Par exemple, la Chine ne communique pas ces éléments. Or les stocks s’ils sont suffisants permettent de modérer les pics de prix.

A cet égard, l’alimentation est une arme géopolitique et le changement climatique en cours accentuera les tensions dans certaines zones du Monde.

Des ruptures à venir du fait de la fragmentation du monde et des changements environnementaux.

A ce titre, l’été 2022 constitue une illustration de ce que pourra être le déficit de ressources en eau dans l’avenir. Ce déficit exceptionnel devrait devenir la « normale » dans un scénario climatique 2050 raisonnable. Cette situation de tension sur l’eau est particulièrement sensible dans le Sud-Ouest par exemple et ce contexte a compliqué le débat sur la création de retenues d’eau, les « bassines ». Il faut aussi tenir compte du fait que, par rapport à une augmentation moyenne des températures, les continents se réchauffent deux fois plus et l’Europe encore plus que la moyenne. Pour le scénario de réchauffement moyen de 1,5°, il va falloir anticiper à +4° en France en 2100.

Dans la définition des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre en France comme dans le Monde, le secteur agricole a été jusqu’alors relativement épargné. La grande majorité des émissions de l’agriculture viennent de processus naturels : rizière, digestion du bétail, etc., qui dégagent du méthane. Les efforts de réduction d’environ 13 millions de tonnes d’équivalent CO2, portent donc sur les engrais azotés, les méthodes de fermentation et les moteurs agricoles et chaudières. Il convient de mettre en œuvre le bon cadre d’accompagnement des professionnels concernés, pour éviter un phénomène de rejet. L’exemple du Danemark est éclairant. Les exigences de réduction du cheptel imposées aux éleveurs dans des délais courts ont conduit à un rejet de leur part et à l’émergence d’un nouveau mouvement politique radical et populiste.

Outre l’a réduction des émissions, l’adaptation aux nouvelles conditions climatiques, marquées par la sécheresse et l’instabilité des précipitations, est à anticiper dès maintenant. Il faut donc répartir l’eau et établir un plan de priorisation en cas de pénurie d’eau, basé sur un socle d’entraide. Heureusement la France est un pays qui continuera à avoir suffisamment d’eau globalement, et la pratique de l’irrigation pour l’agriculture est très faible (moins de 5%). Le rôle des bassines sera donc fondamental pour stocker l’eau lorsqu’elle est abondante et l’utiliser Lors des épisodes secs et en cas de pénurie. Mais les positions sur les conditions de mise en place de ces retenues d’eau sont très diverses, y compris au sein de l’Académie d’Agriculture. Celle-ci a donc tenté d’établir un corpus qui pourrait fournir un arbre de décision sur lesquels les opposants pourraient amorcer des discussions. Le débat public est en effet déjà presque impossible, entre agriculteurs ayant besoin de ces dispositifs et opposants défendant la nature de bien public de l’eau. Il faut redonner des guides d’action, comme la conservation du débit d’étiage. La pénurie est gérable si cette gestion est co-construite et équitable. Des zones entières du territoire seront sous stress hydrique une grande partie de l’année, donc il va falloir repenser l’usage de l’eau, les infrastructures, les cohabitations et les régulations. La réutilisation des eaux usées est une piste et d’autres pays européens sont bien en avance sur nous, comme l’Espagne et l’Allemagne.

La conservation des sols et la biodiversité sont aussi en cause. Le sol est un bien rare peu renouvelable, provenant de l’usure de la roche mère, et dont la fabrication est lente. Celui-ci est sous pression avec, en particulier, l’accélération de l’évaporation. Il est aussi important de conserver la variété de la végétation et de la biosphère. En effet deux phénomènes ont amplifié notre fragilité : la réduction du nombre d’espèces cultivées pour rationaliser l’agriculture et l’utilisation de produits chimiques, qui mal utilisés, ont conduit à la disparition ou à la réduction drastique de la biodiversité des insectes ou des plantes. Les banques de ressources ou conservatoires permettent de faire face à d’éventuelles épidémies ou à la variation des conditions climatiques, avec des espèces plus adaptées. Par exemple, dans la culture de la vigne où toutes les pieds sont des clones, on tend à préserver les inter-rangées sauvages, en agriculture raisonnée ou biologique, pour diminuer la pression des parasites.

Dans la démarche de préservation de notre environnement, il est important de faire face au biais cognitif, reconnu par le Haut Conseil pour le Climat entre autres, qui incite les gens à ne pas vouloir entendre ce qui est désagréable. L’approche efficace consiste alors à comparer l’action par rapport à la non-action et à déterminer ainsi l’effet bénéfique d’une anticipation par des mesures appropriées.

Parmi les nombreuses questions, que nous ne pouvons toutes rapporter dans ce texte, figurent celles sur l’arbitrage avec les biocarburants, les OGM, la viande artificielle, le rôle des experts, les aspects éducatifs et culturels, l’innovation, etc….

Compte rendu rédigé par Michel Galimberti (MP1992) & Hervé Deperrois (MP1989)